Le cœur-révélateur de France Gall – Le Monde

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Chanter tout haut ce qu’on ressent tout bas : de « Comment lui dire » à « Evidemment », la chanteuse, dont les obsèques ont lieu vendredi, en avait fait son leitmotiv.

Analyse. De quoi parlent les chansons de France Gall ? De la difficulté d’exprimer ses sentiments, justement. Et de la facilité avec laquelle le chant parvient, souvent, à libérer les émois les plus secrètement enfouis. Comment lui dire, La Déclaration, Evidemment… Le répertoire de la chanteuse, disparue dimanche 7 janvier, à 70 ans, est une formidable école d’éloquence, comme il existe des écoles de patience : ses morceaux nous aident à trouver notre voix – par nos contrées, vous ne trouverez pas de meilleure conseillère d’orientation sentimentale.
 
De fait, dans le flot d’hommages qui a suivi l’annonce de sa mort, les nouvelles cohortes de la chanson hexagonale ont insisté sur ce qui distinguait France Gall du tout-venant franco-gaulois : son « ingénuité », sa « candeur », sa « sincérité ». « Elle a une manière incroyable d’incarner les chansons, parce qu’elle semble imprégnée par la personne qui est derrière elle : que ce soit époque Gainsbourg ou époque Berger, elle est une sorte d’éponge », confiait ainsi Charles de Boisseguin, membre du groupe électro L’Impératrice, à Libération.
« Ce qui m’inspire, c’est cette façon droite, honnête, qui transparaît dans sa voix. Quand elle chante Si maman si, on s’identifie à sa mélopée. Il y a quelque chose de “sans filtre” : elle parlait directement au cœur », renchérissait Juliette Armanet, l’une des élèves les plus prometteuses de la chanteuse de Sacré Charlemagne, interviewée par le site Slate.

Frange blonde et gueule d’ange

Cela a été dit, et redit : frange blonde et gueule d’ange, France Gall est entrée en chanson adolescente, sous la férule de son papa, le parolier Robert Gall (1918-1990), dont elle commença par interpréter les textes. « Et tous les mots et les secrets/ Que je gardais pour toi/ Au plus profond de moi/ Je te les donnerai » (J’entends cette musique, 1963) : France n’a pas 16 ans que le la gallois est donné, qui fait du chant le plus doux des dévoilements.
Un la qui se gorgera vite de « ça » freudien. Car il est des mots qu’un père ne saurait faire dire à sa fille, et Gall se donnera, un temps, à ceux d’un versificateur plus pervers, Serge Gainsbourg. Des Sucettes (1966) aux Petits Ballons (1972), autant de paroles retorses, à double sens et triple détente, dont elle assurera n’avoir compris les sous-textes grivois qu’après coup.
C’est que l’homme à la tête de chou invite de drôles de monstres dans les contes de la fée France : des hermaphrodites (Nous ne sommes pas des anges, 1965), un candidat au suicide (Attends ou va t’en, 1966), une momie (Nefertiti, 1967), une toxicomane (Teenie Weenie Boppie, 1968) et même des morts-vivants (Frankenstein, 1972) escortent le squale dévoreur de cœur taillé par Joe Dassin (Bébé requin, 1967)…

Verbes de parole

Sur un mode plus sage en surface – mais la simplicité est parfois la voie la plus sûre pour gagner les profondeurs –, Michel Berger suivra ces brisées expansives. Auteur fiévreux de « messages personnels » et de « quelques mots d’amour » distribués aux unes (Françoise Hardy) et aux autres (Véronique Sanson), l’auteur-compositeur confie bientôt à son interprète principale, devenue son épouse, des textes qui chantent tout haut ce qu’on ressent tout bas.
Plus que jamais, le fameux « groove » qui balance la discographie de France Gall sera pulsé par un « cœur-révélateur », pour reprendre une jolie expression trouvée par Baudelaire traduisant Poe : « Je ne pourrai jamais te dire tout ça/ Je voudrais tant mais je n’oserai pas/ J’aime mieux mettre dans ma chanson/ Une déclaration » (La Déclaration, 1976) ; « Comment lui faire comprendre d’un sourire ? » (Comment lui dire, 1976).
 
Dire, parler, avouer : France Gall raffole des verbes de parole, quitte à mettre l’auditeur dans la peau du confesseur, du psy ou de la bonne copine. « Y a des petites phrases qui nous tiennent chaud/(…) C’est l’heure de dire où suis-je ? » (Bébé comme la vie, 1977) ; « Les mots c’est comme un bon vin/ Ça fait comme un poids en moins » (Parler parler, 1977) ; « Y a des silences qui disent beaucoup/ Plus que tous les mots qu’on avoue » (Evidemment, 1988)…
C’est peut-être un détail pour vous, mais pour nous, ça veut dire beaucoup : France Gall chantait sans vibrato, contrairement à l’autre égérie bergérienne, Véronique Sanson. Sa voix aiguë semblait comme aiguisée pour aiguiller les transports du cœur à bon port – timbre limpide, transparent, coulant et s’épanchant au diapason des notes qui lui servent de lit. Si France chante haut, « bien au-dessus du niveau des mots » (Plus haut, 1980), c’est pour mieux transmuer les tourments en un torrent de notes claires, que les musiciens répètent « sans suite et sans logique/ comme on dit des mots magiques » (Tout pour la musique, 1976).

« La beauté n’écoute pas/Elle métamorphose »

De son Jules, France Gall parlait ainsi : « C’est très étonnant car il [Michel Berger] n’est pas moi mais c’est comme si cette musique venait de moi, qu’elle était moi », livrait-elle à Jean-Luc Godard, au cours d’un entretien croisé paru en 2003 dans Les Cahiers du cinéma. Dans le vidéoclip qu’il avait réalisé, en 1996, pour une version remixée de Plus haut, l’auteur de Masculin-Féminin avait incrusté cet aphorisme fortiche : « La beauté n’écoute pas/ Elle métamorphose. »
 
Un an plus tard, en 1997, son comparse de la Nouvelle Vague, Alain Resnais, réalisait ce qu’il qualifiait de « film sur l’inconscient », On connaît la chanson. Dans une scène mémorable, Sabine Azéma y reprenait l’un des plus grands tubes de France Gall, Résiste, pour sortir sa sœur, jouée par Agnès Jaoui, de sa léthargie.
 
A leur manière, les deux cinéastes ont bien su rendre les prodiges de La Chanteuse qui a tout donné : France Gall est cousine de Calliope, muse amie des sirènes, amante des Dieux-fleuves, aimée d’Orphée qu’elle avait enfanté. « Et que chacun se mette à chanter » (Musique, 1976).
 
[Publié dans le Monde le 10/01/2018 par Aureliano Tonet (service Culture)]

Updated/maj. 13-01-2018

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