Réflexions de Christine

Random Quotes & Images

Texte publié le 2 octobre 2020 sur sa page Facebook et Instagram (en anglais) de Héloïse Adelaïde Letissier dit Christine & the Queens, alias Chris. Avec cette déclaration voir ‘manifeste’, c’est une artiste que j’apprécie encore plus! Et bon souvenirs de Garorock 2019!

<< Je ne suis pas surprise.

Par quoi commencer un texte sur ce qui, au final, vous engage toute une vie ? Engage toute une vie de la vie d’une femme ? Qu’elle soit proche ou lointaine, qu’elle sache ou non, sa réalité est d’être née dans un monde qui n’a pas entièrement été fait pour elle, pensé par elle. Pour être sans cesse placée à l’endroit d’un objet, objet du désir, objet du désastre, silencieux et docile, immobile dans la pièce, elle sait, elle sait qu’elle doit se rappeler du battement de son coeur, de celui de son sexe, de tous ces désirs et pensées folles qu’elle doit parfois taire ou radoucir, de tous ces gestes qu’elle voudrait faire aussi fort, aussi furieusement, mais qui lui sont refusés.

Si elle ne se rappelle pas elle oublie, et si elle oublie elle cessera à jamais d’être entièrement vivante. Ces femmes-là existent. Leur regard se perd dans les limbes, ou bien elles parlent la parole d’un homme ; le leur, un autre. Un qui a parlé à la télévision un soir, devant l’assemblée familiale. Un qui a ri au visage d’une autre qui avait apparemment trop bu. J’aime profondément ces femmes comme j’aime celles qui marchent au loin. Je veux qu’on les laisse tranquilles.

Je ne suis pas surprise d’apprendre que dans le milieu musical, comme dans tous les autres milieux, la libération de la parole engendre un bouleversement qu’il est ensuite difficile de maîtriser. Chacune, nous avons connu une forme plus ou moins ténue de harcèlement, des remarques sexistes, comme toutes nos sœurs qui marchent dans des bureaux, qui rentrent tard la nuit, qui sont de corps de métiers radicalement différents du nôtre. Être une femme dans un bureau de maison de disque, c’est être une femme comme les autres. Un corps sur un ‘photoshoot’ ; le photographe tient l’objectif au niveau de son entrejambe. Un corps dans un studio, quand une main monte dans le dos, c’est le moment de la pause câlin. Un corps face à un journaliste, qui se saisit de la main pour lui lécher le bout des doigts, alors comme ça t’es bisexuelle, tu aimes dans le cul du coup ?

Je suis chanteuse. Je reconnais dans les yeux de mes sœurs que ce que j’ai connu, elles l’ont connu aussi ; nous avons toutes cette petite lueur. Je ne connais quasiment pas d’exception à la brutalité de cette réalité : ceci est notre corps.
Toutes les femmes, toutes les femmes. Toutes mes sœurs, étoilées, glorieuses, d’or liquide. Ma sœur qui est victime de transphobie. Ma sœur qui est victime d’homophobie. Ma sœur qui est seule avec son souvenir.

Je suis chanteuse, mais avant d’être chanteuse j’avais déjà expérimenté le sexisme à l’air libre, celui qui ne se formule pas comme tel, celui qui se défend même de l’être. C’est intéressant de réaliser à quel point le pouvoir semble faire autorité morale. Un ascendant économique, intellectuel, une hiérarchie même, et un interlocuteur, tout en étant violent, ne viendra jamais à questionner cette violence. Pour quoi faire ? C’est douloureux, de déconstruire son privilège ; c’est douloureux et surtout inutile. Le système est encore en place. I repeat ; le système est encore en place.

Jusqu’à présent, il était protégé par un silence ouaté, et ce silence venait du pouvoir. De sa répartition. De ce qu’il était convenable de dire. (Nous savons pourtant que les plus dégénérées étaient aussi les plus audacieuses ; ne les laissez pas vous dire du mal des mauvaises filles!) La parole redonne du pouvoir, ne serait-ce que le pouvoir de la voix, en tant qu’absolu. La voix en tant que vie. Sans même chanter, ceci fait du sens.

La mienne est revenue quand j’avais recommencé à vivre, et elle se tient droite et lumineuse lorsque je me sens vivante. Quand je chante je m’affirme à jamais, entière, agitée. La violence patriarcale peut parfois figer dans une sidération morbide. Glacée, incapable de démêler si ce qui est arrivé doit être considéré comme une agression en tant que telle, elle va douter. Elle va douter et se demander si ce n’est pas de sa faute, s’il n’y a pas malheureusement une possibilité de travailler ensuite dans des complications, s’il n’y a pas un lien qui se briserait.

Alors on commence à négocier avec soi-même ; on commence même parfois à se dire que la résilience est la seule véritable réponse. Serrer les dents, répondre froidement au photographe en cherchant désespérément le soutien d’un regard, retirer ses doigts de la bouche du journaliste et se défaire comme on peut alors qu’on court vers son bus et qu’il est derrière nous à dire attends, je dois aller chercher ma fille mais je peux rester avec toi, fuir calmement, quand j’étais petite on m’a dit tu sais la meilleure réponse ce n’est pas de pleurer, c’est de continuer à faire ce que toi tu fais, la résilience étrange qu’on apprend aux petites filles, qui excède largement le courage plus éclatant du matelot. La résilience des petites filles, c’est pire que de l’acier, c’est effrayant de bravoure : c’est une vie à apprendre comment ne pas terrifier avec sa colère.

J’aimais de ma mère qu’elle puisse se mettre en colère, rouge feu, rouge le drapeau des matelots qui arrivent au port. Elle avait une puissance qui était aussi associée historiquement à celle du patriarche ; elle avait cette chaleur dans les muscles. J’ai grandi en pensant qu’être femme c’était aussi cette muscularité, c’est mon magnifique héritage, et c’est ce qui m’a fait serrer des dents comme un bon petit soldat, big boys don’t cry.

Elles sont tellement à être ces grands garçons ; à avoir tenu bon.

Donc, il est temps maintenant de desserrer la mâchoire, d’échanger nos différentes expériences. Il est temps que les endroits de pouvoir deviennent aussi des endroits de pouvoir juste. Qu’il y ait du respect, qu’il y ait une horizontalité de la parole. Que la voix redevienne outil de libération. Je dirais même qu’il est temps de tous nous asseoir à la même table ; il est temps de commencer pour de bon cette discussion désagréable, terrifiante, de la violence patriarcale.

Qu’il est temps de la déconstruire, de la décortiquer. Que les principaux intéressés se questionnent, véritablement, parce qu’il est bien inutile de lutter contre l’avancée qui se met en place. Avoir véritablement cette discussion, c’est ne plus regarder la femme qui s’est tenue debout tout ce temps en lui demandant ce qu’elle en pense. Et alors, toi la féministe, t’en penses quoi? T’étais au courant ? Si je l’étais ? Non, pas directement. Si je suis surprise ? Bien sûr que non. Pourquoi demander aux femmes ce qu’elles en pensent ? Ne comprenez-vous pas qu’on sait déjà toutes, qu’on se sait, qu’on se guette, qu’on s’entend à demi-mot ? Toutes les filles savent ce que veulent dire quelques phrases qu’on s’échange discrètement, comme un avertissement ; lui, il est particulier avec les filles. Ah, lui…

Ah, mes sœurs. La rumeur que cette fille était une salope, au collège. La rumeur qui venait d’on ne sait pas vraiment quoi. Cette fille nous apparaissait immédiatement un peu plus vieille. Un peu plus dangereuse, aussi. Le stigmate était déjà envisagé comme quelque chose de plus mystérieux – le signe qu’une barrière avait été franchie. Cette fille était aussi potentiellement plus libre, mais comment lui en parler sans douleur ? La fierté est parfois tout ce que nous avons.

Ne voyez-vous pas que cette grande affaire, nous en souffrons toutes ? Certaines ont fait le choix de tenir la houle en ravalant les choses à l’intérieur, certaines ont démissionné, certaines ont pleuré des semaines. Les femmes n’ont pas à payer pour les fautes des hommes ; les femmes ne sont pas responsables de leurs actions. Elles souffrent déjà de leurs conséquences.

Moi je veux qu’on regarde attentivement ceux qui ont commis des abus. Je voudrais les asseoir à la table, je voudrais leur parler. Je voudrais qu’on laisse toutes les femmes qui veulent raconter leur histoire, je voudrais qu’on les laisse terminer leurs phrases. Et puis ensuite on continuerait cette discussion, avec les principaux intéressés.

J’aimerais qu’on réfléchisse autrement le pouvoir. Qu’on fasse confiance aux jeunes artistes féminines. Qu’on ne vole pas leurs œuvres, qu’on les laisse se sexualiser comme elles le désirent. Comme je sortais d’une expérience très douloureuse dans le théâtre, je n’ai ensuite plus voulu transiger, et je suis entrée dans le monde de la musique comme l’acier, avec tout mon courage. J’ai instinctivement demandé une manageuse qui pourrait être une femme. C’était indispensable, pour ce que j’allais devoir aborder comme sujets.

Dans toute ma carrière, j’ai dû essuyer des conversations très désagréables, parfois, et j’ai eu peine à masquer mon agacement, souvent ; elle est chieuse. Fort bien. Je sais que je suis identifiée, souvent, comme la féministe. A l’époque, avant cette nouvelle énergie qui me donne finalement beaucoup de tendre espoir, à l’époque, donc, on disait encore féministe avec un petit air rigolard, oh ça va détends-toi un peu. On demandait encore, en interview, s’il s’agissait bien de ce mot, si j’en étais bien une, de féministe. J’ai toujours décidé d’être patiente, et d’opter pour la pédagogie. Pendant ce temps-là, mon cœur battait fort, impatient. Je suis si impatiente de m’autoriser tout ce que je tarde encore à m’autoriser ; je suis si impatiente de courir éperdument dans les rues.

On s’attend souvent à ce que je m’énerve, mais à la vérité ces derniers temps je me sens juste épuisée.

J’ai mené le combat de mon corps et mes prénoms et mes pronoms et ma liberté dès que j’ai posé le pied dans ma maison de disque. Il se trouve que moi, je n’ai pas subi de violences directes dans cet espace, mais je veux dire à toutes celles qui en ont été les victimes, que je suis leur sœur, que nous sommes leurs sœurs et que personne ne les laissera tomber. Ma vie et ma lutte me rapprochent de toutes ces femmes, et je les écoute toujours ; on nous a aussi étrangement appris à veiller les unes sur les autres, même si parfois c’est maladroit, ou imparfait.

Pour les autres violences, celles que j’ai connues et évoquées ici, elles rejoignent celles que j’ai traversées tout au long de ma vie, qui ont pris des formes assez fascinantes. Certaines me hantent encore, sur certaines je me suis construite, sur certaines j’ai même eu des drôles d’émotions – curieux comme nous apprenons à survivre, de mille et mille façons.

Je parle sans filtre, parce que je m’adresse à vous comme des sœurs et des frères, que j’ai commencé à chanter pour me relier à quelqu’un d’autre, quelque part. Parce que tout ce que je traverse depuis le début de ma carrière, je le fais pour l’idée d’une femme que je pourrais aimer devenir, et aussi pour le rêve d’un monde qui aie de la place pour cela. Mon féminisme est intersectionnel parce qu’en observant les ravages d’une domination on croise d’autres formes sanglantes de pouvoir. Je suis l’alliée de toutes mes sœurs, où qu’elles en soient dans leurs propres engagements ou leurs propres convictions. Je suis solidaire de celle qui parle et celle qui décide de serrer les poings. Lorsqu’une violence est systémique, elle crée aussi une famille. En silence, sans même se voir, à distance, vivante ou morte, on se sait.

A mes sœurs, à mes sœurs. >>

Updated/maj. 03-10-2020

Views: 1