Les excès du post-Weinstein – Le Monde

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Kevin Spacey, un fantôme à Hollywood : Expurgez-moi cette acteur dépravé : les excès du post-Weinstein.

L’acteur a été effacé en catastrophe de « Tout l’argent du monde », de Ridley Scott, suite à des accusations d’agression sexuelle.

Deux disparitions hantent Tout l’argent du monde. Celle du personnage, John Paul Getty, jeune héritier enlevé en 1973 par la pègre calabraise. Et celle de Kevin Spacey, l’acteur qui interprétait à l’origine le rôle de son grand-père, le tortueux milliardaire Paul Getty, remplacé au pied levé par l’acteur canadien Christopher ­Plummer.

Accusé en octobre par plusieurs hommes de harcèlement et d’agression sexuels, notamment sur des mineurs à l’époque des faits, Spacey, qui avait conquis son statut de star grâce à des rôles de criminel prédateur (Seven, 1995 ; Usual Suspects, 1995), a été balayé de la scène ­ artistique comme fétu de paille, selon une procédure d’urgence dont il n’est pas l’unique objet depuis la déflagration de l’affaire Harvey Weinstein.

L’acteur a ainsi été éjecté par Netflix de la sixième saison de la série House of Cards, dans laquelle il tient pourtant le premier rôle. Gros défi scénaristique en vue pour l’équipe, chargée de terminer la saison en son absence, et, partant, de liquider la série. La chaîne renonce par ailleurs à diffuser le biopic Gore, de Michael Hoffman, film dans lequel Spacey interprète l’écrivain Gore ­Vidal.

Vingt-deux scènes à reprendre

Plus impressionnante encore est la manière dont Sony et le réalisateur de Tout l’argent du monde, Ridley Scott, ont décidé, à six semaines de la sortie du film, d’en extraire Kevin Spacey et de retourner toutes ses scènes en le remplaçant par Christopher Plummer. Cela alors même que des premiers extraits du film avec l’acteur étaient déjà disponibles sur Internet et que les publicistes de Sony donnaient Spacey pour « oscarisable » dans ce rôle central pour les besoins duquel une lourde transformation physique, comme les affectionne ­ Hollywood, avait été nécessaire.

L’opération fut donc menée dans la plus grande urgence, à raison de vingt-deux scènes à reprendre, dix-huit heures de travail par jour, et pour la somme non négligeable de 10 millions de dollars (8,4 millions d’euros), soit un quart du budget total du film. Du jamais-vu à Hollywood ! A quoi doit-on cette panique rétroactive ? Parée des vertus d’une morale sur laquelle s’asseyaient jusqu’alors tous les studios hollywoodiens, elle se justifie, plus sûrement, par l’enjeu financier d’un film qui compte faire une belle carrière de Noël, brigue des récompenses aux Oscars (Christopher ­Plummer et Michelle Williams y ont d’ailleurs été respectivement nommés), et veut s’épargner les effets délétères d’un boycott. On peut se mettre à la place du studio : dès les premières révélations, en octobre, la menace se profilait sur les réseaux. La carrière du film était en jeu.

Mise à mort symbolique de l’acteur

On peut aussi penser, selon le mot de François de La ­Rochefoucauld, qu’il s’agit d’un « hommage que le vice rend à la vertu », au détour d’un film qui méritera plus que jamais le titre de Tout l’argent du monde. Car enfin, qu’on ne fasse plus tourner l’acteur est une chose, qu’on efface ce qui pourrait être son dernier rôle à l’écran en est une autre. Ce « repentir » de Ridley Scott engage une action plus violente que ce que ce terme désigne en peinture, puisqu’elle équivaut, avant même que son cas ne soit jugé, à la mise à mort symbolique de l’acteur.

Sony ne se contente pas de le boycotter à compter de la révélation de l’indignité qui lui est imputée, mais exerce rétrospectivement son droit de retrait en rayant un acteur qui fut jusqu’à présent, et à juste titre semble-t-il, admiré pour son talent. Ni la production ni le réalisateur n’ont, par surcroît, jugé bon d’avertir Kevin Spacey, rattrapé par l’opprobre général, qu’il serait remplacé.

C’est bien l’immémoriale cruauté du Moloch hollywoodien qui s’exprime ici, serait-ce vis-à-vis d’un homme accusé d’avoir gravement abusé de son pouvoir

C’est bien l’immémoriale cruauté du Moloch hollywoodien qui s’exprime ici, serait-ce vis-à-vis d’un homme accusé d’avoir gravement abusé de son pouvoir. C’est aussi, peut-être, un effet du relativisme de la présence humaine généré par la technologie numérique. Acteurs et cinéastes ne sont plus nécessairement liés, aujourd’hui, par le pacte ontologique qu’implique leur coprésence de part et d’autre de la caméra.

Grand spécialiste de ces zones troubles, l’auteur de Blade Runner et d’Alien n’avait-il pas greffé le visage d’Oliver Reed, mort durant le tournage de Gladiator (2000), sur le corps d’une doublure pour tourner les scènes manquantes ? De la présence à l’absence (Kevin Spacey) ou de la mort à la vie ­(Oliver Reed), cette toute-puissance fascine autant qu’elle inquiète.

Tentation hygiéniste

On le voit aussi à la faveur de l’affaire Harvey Weinstein. La révolte et la ­colère légitimes, la violence nécessaire à leur aboutissement, ­côtoient hélas une tentation hygiéniste digne de 1984, de George Orwell. Des voix s’élèvent aujourd’hui qui appellent à réviser l’histoire de l’art, à traquer les déviances jusque chez les morts, ­­à plonger dans le même bain d’infamie les hommes et les œuvres.

Tandis que son distributeur annule la sortie de I Love You, Daddy, du comique Louis C.K., bon film, qui plus est éclairant sur les faits qui lui sont aujourd’hui reprochés, la chaîne HBO supprime toutes ses œuvres de son programme VOD. Et dans Variety, l’une des principales revues corporatistes hollywoodiennes, une journaliste bat sa coulpe pour avoir apprécié et défendu ses sketches, qui n’en restent pas moins ce qui se fait de mieux en matière de stand-up, et de plus pertinent en matière de problématisation du machisme.

Une de ses collègues du ­Hollywood Reporter, dans la clarté tranquille d’une conscience qui a définitivement jugé l’homme, titre quant à elle son article « Pourquoi je n’irai plus jamais voir un film de Woody Allen ». Dans la foulée, début décembre à New York, une pétition lancée avec succès sous le hashtag #metoo exige que le Metropolitan Museum enlève une toile de Balthus représentant une jeune fille dont la petite culotte est apparente (Thérèse ­rêvant, 1938). On est ici très au-delà d’un retour critique, souhaitable, sur l’histoire de l’art, son accommodement avec les dominations, son goût de la transgression. Quant à l’appel à la censure, qui se prévaut pour juger des œuvres d’hier d’une morale d’aujourd’hui, il ouvre ni plus ni moins au danger d’une réécriture radicale du passé, possiblement illimitée.

 LE MONDE | • Mis à jour le | Par Jacques Mandelbaum

Updated/maj. 27-12-2017

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