Le retour de l’ordre moral

Random Quotes & Images

Pierre Jourde, écrivain, professeur d’université et critique littéraire, se pose ici quelques questions. Chronique dans le Nouvel Observateur, signalée par Olivier Loubet via FB

Annonçons d’emblée la couleur, ce qui nous évitera les procès en sorcellerie, et pourra peut-être nous permettre de nous en tenir au sujet qui va nous occuper : je suis partisan du mariage pour les couples homosexuels, je trouve très bien que ces couples puissent avoir des enfants, toute forme de racisme m’est odieuse, et je considère que les femmes ont mille fois raison de lutter contre les injustices, les inégalités et les violences dont elles font l’objet.

Mais ce n’est pas parce qu’on considère qu’une chose est bonne qu’elle ne pose pas certains problèmes (les mères porteuses, par exemple, ça pose quelques problèmes, enfin je crois…) et il me paraît légitime de pouvoir en discuter, même et surtout avec des gens qui ne partagent pas mon opinion sur la question. Tout cela va sans dire ? Oui, je le croyais. Eh bien non, en fait. Notre époque a la passion de la censure, et désormais cette censure n’est plus la vieille censure réactionnaire de droite, elle est presque exclusivement pratiquée par des gens qui se réclament de la gauche et du progrès, et exercent un véritable terrorisme intellectuel. C’est un retournement historique, qu’on étudiera lorsqu’on fera l’histoire des mentalités et des idées au XXIe siècle. Le Clézio, ce grand humaniste qui trouve que la Chine est un « modèle »

Au nom du progrès, de la gauche, du Bien, on persécute et on empêche de parler ou de travailler des écrivains, des artistes, des journalistes, des intellectuels. Le journal de Renaud Camus a été censuré. Richard Millet s’est fait virer de chez Gallimard à la suite d’une pétition d’intellectuels « de gauche ». J’ai été censuré à maintes reprises parce que, critiquant la littérature contemporaine et les pratiques du journal d’Edwy Plenel, je ne pouvais être que fasciste. Le livre assez peu complaisant de Nicolas Jones-Gorlin, « Rose bonbon », a été vendu sous blister pour satisfaire une association de protection de l’enfance qui lutte contre la pédophilie. Tout cela était surtout le fait d’intellectuels et de journalistes « de gauche ». Aujourd’hui, ce sont en plus les étudiants qui s’y mettent, et c’est effrayant. En 68, il était interdit d’interdire. Aujourd’hui, c’est la passion de l’interdiction. De la part de jeunes et d’étudiants, c’est glaçant.

Le Cran et l’Unef empêchent manu militari une représentation des « Suppliantes » d’Eschyle sous prétexte d’un « black face » imaginaire. On attaque le peintre di Rosa pour des raisons similaires, on s’en prend au carnaval de Dunkerque pour racisme. Edouard Louis et Lagasnerie appellent à boycotter les rencontres de Blois parce que Marcel Gauchet, qui les présente, serait, résume Didier Eribon, « ultra-réactionnaire »(!!!). On signe des pétitions pour retirer des prix qui couronnent l’œuvre de Nathalie Heinich, « homophobe » et « réactionnaire ». Là encore, le grand inquisiteur Lagasnerie est aux commandes.TRIBUNE. Eschyle censuré : « l’UNEF est devenu un syndicat de talibans »

Les Indigènes de la République font usage de la violence pour empêcher Caroline Fourest de parler. Finkielkraut est agressé, menacé, insulté à plusieurs reprises dans la rue parce que « réactionnaire ». Une rétrospective Jean-Claude Brisseau est annulée par la cinémathèque parce qu’il est condamné pour agression sexuelle. Polanski est persécuté à cause d’une relation avec une mineure qui date de quarante ans. Kevin Spacey voit la sortie d’un film qu’il a réalisé annulée, il est effacé des images d’un film de Ridley Scott, comme aux bons temps du père Staline, pour des accusations de harcèlement qui n’ont donné aucune condamnation. Des jeunes gens s’émeuvent de la participation de Catherine Millet à un festival parce qu’elle a tenu des propos discutables sur le viol. La liste exhaustive serait longue. Cette passion de l’interdiction, au nom d’idées présentées comme progressistes, vient de donner lieu à deux grandes réussites.

Sylviane Agacinski, épouse de Lionel Jospin, qui a milité en faveur du PACS, du mariage pour tous et de la parité hommes-femmes, a le tort d’émettre certaines réserves sur la PMA, et surtout sur les mères porteuses. Apparemment, ces questions, pour certains groupuscules militants, ne souffrent aucune discussion ni aucune réserve, en dépit de leur complexité. Mme Agacinski est bien entendue aussitôt qualifiée de « réactionnaire » et d’« homophobe notoire », complice des violences exercées contre les homosexuels. Et comme l’homophobie n’est pas une opinion, rappellent ces sympathiques guépéistes, il n’y a pas de place pour Mme Agacinski dans le débat démocratique. Ces groupuscules étudiants ou transgenres promettent d’empêcher par tous les moyens une conférence de Mme Agacinski, comme de vulgaires nervis fascistes. Et comme le courage n’est pas toujours la vertu la plus répandue chez certains dirigeants universitaires, la conférence prévue à Bordeaux-III est annulée.A Bordeaux, un débat avec Sylviane Agacinski annulé après des « menaces violentes »

Affaire similaire, cause différente. Mohammed Sifaoui devait animer à Paris-I un séminaire sur la prévention de la radicalisation islamiste, organisé en collaboration avec la Grande Mosquée de Paris, et auquel devaient assister de nombreux imams. Que croyez-vous qu’il arriva ? Protestation de syndicats et de professeurs, dont Pierre Serna, déjà signataire de la pétition contre Marcel Gauchet. Les mots obligatoires : « islamophobie »« stigmatisation », et hop, le tour est joué, n’écoutant que son courage, le président de Paris-I suspend le séminaire, la censure a encore gagné. Tous les mots en –phobie sont très utiles. Toute discussion, toute interrogation, toute remise en question est désormais une –phobie. Il y a des certitudes qu’on ne peut plus discuter. Certaines pratiques de certains islamistes vous semblent discutables ? Vous êtes islamophobe. Et comme l’islamophobie est, paraît-il, un racisme, vous êtes raciste. On ne peut pas discuter avec vous, vos idées et vos questions sont des délits.

L’intolérance et le fanatisme ont gagné. Les syndicats étudiants irresponsables, les Lagasnerie, les Serna ruinent l’idée d’université, fondée sur le libre débat, et remettent en cause les fondements même de la démocratie (Voir à ce sujet, sur le site de l’association universitaire Qualité de la Science Française, un texte important qui dénonce le danger de ces atteintes à la liberté de penser dans l’université). Ils gagneront encore, vu la lâcheté de nos dirigeants, ministres, responsables administratifs, présidents d’université.

Mais bientôt on ne s’en tiendra plus au présent. En Angleterre, en Espagne des organisations féministes ont cherché à faire interdire « la Belle au bois dormant » pour cause de baiser non consenti. C’est un début. Balzac était monarchiste et royaliste. Pouah. Platon réactionnaire et élitiste. Corneille et Molière machistes. Voltaire islamophobe. Ne parlons pas de Sade. Tous les auteurs du passé vivaient dans des sociétés différentes des nôtres, avaient des opinions différentes des nôtres. C’est inadmissible. Ils devraient donc être interdits. A ce rythme, cela ne devrait pas tarder. Tout étudiant pourra refuser d’étudier un auteur qui le choque, qui n’est pas conforme à ses idées. Il sera soutenu par les syndicats progressistes. C’est déjà le cas. Ça vient. C’est pour demain.L’identité est-elle une nouvelle dictature ?

Nous sommes désormais dans un société d’ordre moral, reflet de celle qu’a voulu instaurer en France la droite catholique et monarchiste après la défaite de 1870. Les valeurs ont changé, le mécanisme reste le même. Au nom du Bien, un Bien intangible, indiscutable, on condamne, on censure, on interdit, on ruine des réputations et des existences. Toute discussion, toute opinion divergente doit être étouffée. C’est normal, elle est –phobie, elle est le Mal. Personnellement, l’ordre moral, ça me terrorise, et je commence à avoir peur.

Updated/maj. 21-09-2020

Vues : 3