L’avenir – Isabelle Huppert

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Film ++++ regardé sur Arté le 24/2/2021 – Article dans Libération par Elisabeth Franck-Dumas, publié le 5 avril 2016 à 17h21

C’est drôle, cette manie française de donner des noms de gens célèbres à tout. La pensée survient en regardant le cinquième film de Mia Hansen-Løve, l’Avenir, car on y croise le lycée Henri-IV, le lycée Paul-Valéry, la maison de retraite intercommunale Jean-Vilar, la rue Youri-Gagarine… Dans cet ordre, chronologique, l’empilement ayant quelque chose de délicieusement grotesque, par sa manière de détacher des lambeaux d’histoire de France pour mesurer le temps écoulé, et révéler quelles valeurs les différentes époques ont jugé bon de porter haut. Le film tout entier s’attelle à cette tâche ambitieuse, égrener le temps qui passe, dire la vie comme elle va, pointant au passage le cocasse qui surgit lorsque tombe le château de cartes qui semblait hier si vaillant, et qu’il faut reconstruire.

Harcèlement. Nathalie, prof de philo superbement incarnée par Isabelle Huppert, en est à ce point d’existence que la vulgate ou les magazines féminins qualifieraient de crise. Elle ne comprend plus ses élèves qui font grève (alors qu’elle ne veut qu’une chose, continuer à travailler), se voit placardisée par la maison d’édition de livres où elle dirige une collection (car les nouveaux chargés de marketing aimeraient des couvertures «plus vives, plus agressives») et apprend, suite à une initiative maladroite de ses enfants, que son mari, Heinz – l’impeccable André Marcon, taillé d’un bloc de bon sens et de pleutrerie old-school -, la trompe et va la quitter (alors qu’elle se serait sans doute accommodée du statu quo…).

A quoi s’ajoute le harcèlement téléphonique que lui fait subir sa mère névrosée, jouée par une Edith Scob aussi hilarante qu’horripilante, ancienne mannequin claquant sa retraite à grands coups de shopping inutile. La mère ne reconnaît plus Nicolas Sarkozy à la télé, en pleine séance de questions présidentielles, ce qui fait bien rire, mais forme aussi un nouveau marqueur fin de temps qui passe, disant combien le passé proche peut soudain sembler lointain. Nathalie héritera du chat de sa mère, l’obèse Pandora, à qui il faudra trouver une place, et le film file la métaphore entre les destinées de Nathalie et du chat, la question se formulant aux deux étant sensiblement la même : où se poser lorsqu’on ne peut plus rester chez soi, dans la maison de famille qu’on croyait éternelle, ou dans cet appartement désormais vidé des affaires de l’autre ? Que faire de sa toute nouvelle liberté, lorsqu’on perd ses maîtres, qu’ils soient hommes ou tâches, charges, voire principes ?

C’est un bonheur d’observer Huppert-Nathalie tâtonner, faire des va-et-vient, trottinant dans la rue, dans les couloirs de son lycée, à bord d’un bus ou sur les pelouses des Buttes Chaumont où elle donne des cours, magnifiquement filmée dans l’harmonie d’une lumière caressante et dorée, qu’elle soit d’été ou d’hiver, et continuant d’accueillir avec une bienveillance mesurée ce que la vie choisit de lui accorder, quand bien même ce ne serait que des emmerdes. Le film a l’intelligence de ne pas prendre parti, les choses sont simplement posées là, y compris s’agissant des couvertures de livres universitaires – si l’on avait à choisir, on préférerait franchement les neuves (et que celui qui ne s’est jamais enthousiasmé pour les éditions Zulma nous jette la première pierre).

Mulots. Les déambulations de Nathalie la poussent jusque dans le Vercors. L’un de ses anciens élèves, le brillant Fabien (Roman Kolinka), avec qui elle entretient un rapport de séduction platonique, s’est mis en tête d’y fabriquer du fromage de chèvre et d’œuvrer à la révolution qui vient, entouré d’un groupe d’amis venus de Berlin. Avec tout l’enthousiasme et l’arrogance de la jeunesse, et sur un fond musical de Woody Guthrie, ceux qui forment la petite troupe tiennent des discours vaguement gênants, ceux que Nathalie tenait trente ans auparavant, et n’oublient jamais d’être beaux. Tout cela convient fort bien au chat Pandora, qui retourne à son état de nature en chassant des mulots, alors que sa nouvelle maîtresse, pourtant rousseauiste, se retrouve une fois de plus entre deux chaises. Et s’entend dire qu’elle n’a jamais su sacrifier son mode de vie bourgeois pour mettre en pratique ses idées. Le film propose une forme de résolution, finalement déposée par l’écume du temps, un matin, aux pieds de Nathalie : un bébé, son petit-fils. Ou plutôt un soir, puisque le vrai passage de génération s’accomplit lors d’une chaleureuse veillée de Noël, comme dans les grandes (et moins grandes) comédies américaines.

Paroi glacée. Si l’on est à même d’apprécier tout au long de l’Avenir l’ambition qui le sous-tend, si l’on salue l’orchestration au millimètre, qui marie habilement toute une série de plans aussi beaux que métaphoriques – l’avancée d’un bateau vers son destin, les personnages saisis de dos contemplant le paysage, les pays de l’héroïne que l’on voit s’embourber dans la vase en Bretagne -, tout cela nous laisse étrangement dehors, regardant l’action à travers une paroi glacée.

Peut-être est-ce l’accumulation de noms, justement, de noms et de citations qui quadrillent le film, Rousseau, Aron, Schopenhauer, jusqu’à ce livre lu par Nathalie et dont on déchiffre facilement le titre et l’auteur, Difficile Liberté, d’Emmanuel Lévinas, qui viennent sursignifier ce que l’on avait déjà compris, et semblent fonctionner comme des marques, voire des private jokes, apparaissant pour le seul motif qu’ils disent qui sont ces personnages (des intellos français) et comment ils voient le monde (qui résiste à leur volonté).

Le fait que l’Avenir ait été reconnu à la récente Berlinale, récompensé par un ours d’argent de la mise en scène et applaudi par la presse étrangère, fait se demander si ce qui a plu ce n’est pas justement cela, cette image si plaisante de la France qui a été renvoyée, comme par exemple le serait celle du Japon émise par un film sur la fabrication méticuleuse d’udon. Ces Français si beaux, qui lisent beaucoup de livres, disent des choses intelligentes, et savent encore mettre de la volaille en cocotte pour le dîner. On aurait mauvais jeu de reprocher à l’Avenir les distinctions reçues, mais il aurait peut-être été salutaire que se fendille un peu plus sa surface si lisse.


Télérama : Critique par Jacques Morice

Alors que tout semblait paisible, harmonieux, voilà que la souffrance s’annonce dans ce portrait de quinquagénaire, prof de philo : son mari la quitte. Mais la douleur est tempérée par tout un faisceau d’autres sensations. L’Avenir séduit par sa distanciation pudique, son absence de pathos. Mia Hansen-Løve raconte, dessine plus qu’elle n’explique, en filmant son héroïne comme un personnage à la croisée des chemins. Peu après avoir appris qu’elle allait désormais devoir vivre seule, on voit Nathalie au soleil, sur la pelouse d’un parc parisien. Au chagrin, la réalisatrice joint une douceur suspendue. Des idées circulent, il y a de la passion, des élans. Le film accorde autant d’importance aux silences qu’aux mots, à la poésie colorée des paysages — de la Bretagne à marée basse au Vercors doré — qu’aux citations de Rousseau ou de Pascal. L’humour s’invite aussi, avec ce gros chat noir capricieux nommé Pandora. Et puis il y a Isabelle Huppert, émouvante, qui ne cesse de trotter, dans la panique. Et qui chemine aussi, ouverte à tous les possibles, dans un présent qui semble infini.

Dernier titre de ce film…

Updated/maj. 26-02-2021

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