La science fondamentale – Le Monde

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La science fondamentale, occupation non contingente

Editorial du Monde, publié le 12 juiilet 2022

La livraison des premières images du télescope spatial James-Webb est l’occasion de rappeler que ce type de recherche n’a rien de superflu. Elle est l’honneur de l’humanité qui, dans ces défis, peut trouver l’occasion de dépasser ses rivalités voire ses divisions.

Enfin ! Plus de trente ans après que des astronomes ont imaginé le mettre un jour en orbite, le télescope spatial James-Webb (JWST), fruit d’une collaboration entre les agences spatiales américaine, européenne et canadienne, a livré ses premières images, lundi 11 et mardi 12 juillet. Et quelles images : nébuleuses, amas de galaxies, lentilles gravitationnelles… comme on ne les avait jamais vues ! Lire aussi : Article réservé à nos abonné

La belle affaire ! diront certains. La planète brûle, et nous regardons ailleurs, bien au-delà, sans compter que le « James-Webb » aura vu en trois décennies son coût multiplié par vingt. En ajoutant les frais d’opération, la facture atteint 9,5 milliards d’euros – un peu plus que les Jeux olympiques de Paris 2024 –, pour entrer dans la catégorie des projets « trop gros pour échouer »,sans cesse renfloués pour éviter l’effondrement d’un secteur. Ne faudrait-il pas songer à recentrer les efforts de recherche sur la résolution des crises que connaît la Terre ?

L’honneur de l’humanité

Certaines critiques sur la gestion de ces mégaprojets, les interrogations sur l’empreinte carbone et les externalités négatives des activités de recherche, tout comme les appels à des travaux plus « impliqués », sont sans nul doute justifiées. Mais, en ces temps de « quoi qu’il en coûte » tous azimuts, la recherche fondamentale, y compris dans ses projets les plus ambitieux, n’a rien de superflu. Elle est l’honneur de l’humanité, qui dans ces défis peut trouver l’occasion de dépasser ses rivalités voire ses divisions.

Avec le JWST aujourd’hui, dans d’autres observatoires astronomiques tels que ceux de l’ESO, avec la Station spatiale internationale, avec les détecteurs d’ondes gravitationnelles LIGO et Virgo, avec le CERN et son grand accélérateur dont le successeur pourrait voir se fracasser des particules en… 2050, ou ITER, qui travaille à domestiquer la fusion nucléaire à une date encore indéterminée.

La guerre en Ukraine a compliqué certains programmes de grands instruments : la coopération scientifique internationale se retrouve régulièrement prise en otage par de tels conflits, et certaines grandes puissances voient dans le cavalier seul scientifique une autre façon de marquer leurs territoires. Mais ces collaborations transfrontières offrent justement d’autres horizons. Les mener à bien suppose souvent des décennies d’efforts concertés, liant entre elles les générations et les nations.

N’est-il pas vertigineux de penser que la prochaine mission vers Uranus n’arrivera aux confins de la géante glacée qu’en 2044, et qu’une partie de ses artisans, comme jadis les bâtisseurs de cathédrales, sont conscients qu’ils resteront au seuil de cette planète promise ?

La quête de la connaissance pour elle-même est un horizon en soi, qu’il n’est pas indispensable d’asservir à la religion moderne du solutionnisme. Faut-il, comme l’a fait le ministère de la recherche, saluer une Médaille Fields en se rassurant sur l’utilité sociale des mathématiques, pourtant souvent pratiquées à ce niveau comme un pur jeu de l’esprit ?

L’activité scientifique fait certes partie de la richesse des nations, et sa force n’est pas indifférente à leur rang, il ne faudra pas l’oublier dans les prochains arbitrages budgétaires, à l’heure où l’inflation aura tôt fait de grignoter les efforts promis de rééquilibrage.

Mais elle est plus que cela : ses résultats sont l’occasion pour chaque humain d’interroger sa place dans l’Univers, de tendre l’oreille vers le silence éternel des espaces infinis. Et peut-être enrichi de ces savoirs, et lesté de l’immensité de ce qui reste encore à découvrir, de mieux chérir notre Orange bleue, havre fragile dérivant dans le cosmos.

Le Monde

Updated/maj. 13-07-2022

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