La guérison de la dissociation – Jung

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Dernier texte écrit par Carl Gustave Jung quelques mois avant sa mort survenue le 6 juin 1961. Chapitre IX retranscrit en entier de”Essai d’exploration de l’inconscient”. Un texte très d’actualité à relire. Phrases, clefs à mon avis, soulignées. Source : « Essai d’exploration de l’inconscient » de Carl Gustav JUNG, Robert Laffont, 1964.”

“Notre intellect a créé un nouveau monde fondé sur la domination de la nature, et l’a peuplé de machines monstrueuses. Ces machines sont si indubitablement utiles que nous ne voyons pas la possibilité de nous en débarrasser, ni d’échapper à la sujétion qu’elles nous imposent. L’homme ne peut s’empêcher de suivre les sollicitations aventureuses de son esprit scientifique et inventif et de se féliciter de l’ampleur de ses conquêtes. Cependant, son génie montre une tendance inquiétante à inventer des choses de plus en plus dangereuses qui constituent des instruments toujours plus efficaces de suicide collectif.


L’homme, devant l’avalanche rapidement croissante des naissances, cherche les moyens d’arrêter le déferlement démographique. Mais il se pourrait que la nature prévienne ses efforts en tournant contre lui ses propres créations. La bombe H arrêterait efficacement la surpopulation. Malgré l’orgueilleuse prétention que nous avons de dominer la nature, nous sommes encore ses victimes, parce que nous n’avons pas encore appris à nous dominer nous-mêmes. Lentement, mais sûrement, nous approchons du désastre.

Il n’y a plus de dieux que nous puissions invoquer pour nous aider. Les grandes religions du monde souffrent d’une anémie croissante, parce que les divinités secourables ont déserté les bois, les rivières, les montagnes, les animaux, et que les hommes-dieux se sont terrés dans notre inconscient. Nous nous berçons de l’illusion qu’ils y mènent une vie ignominieuse parmi les reliques de notre passé. Notre vie présente est dominée par la déesse Raison, qui est notre illusion la plus grande et la plus tragique. C’est grâce à elle que nous avons « vaincu » la nature.

Portrait du psychanalyste suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) © AFP / Farabola / Leemage

Mais ceci n’est qu’un slogan, car cette prétendue victoire remportées sur la nature fait que nous sommes accablés par le phénomène naturel de la surpopulation, et ajoute à nos malheurs l’incapacité psychologique où nous sommes de prendre les accords politiques qui s’imposeraient. Nous considérons encore qu’il est naturel que les hommes se querellent, et luttent pour affirmer chacun sa supériorité sur l’autre. Comment peut-on parler de « victoire sur la nature » ?

Comme tout changement doit commencer quelque part, c’est l’individu isolé qui en aura l’intuition et le réalisera. Ce changement ne peut germer que dans l’individu, et ce peut être dans n’importe lequel d’entre nous. Personne ne peut se permettre d’attendre, en regardant autour de soi, que quelqu’un d’autre vienne accomplir ce qu’il ne veut pas faire. Malheureusement, il semble qu’aucun de nous ne sache quoi faire ; peut-être vaudrait-il la peine que chacun s’interroge, en se demandant si son inconscient ne saurait pas quelque chose qui pourrait nous être utile à tous. La conscience semble assurément incapable de nous venir en aide. L’homme, aujourd’hui, se rend douloureusement compte que ni ses grandes religions, ni ses diverses philosophies, ne paraissent lui fournir ces idées fortes et dynamiques qui lui rendraient l’assurance nécessaire pour faire face à l’état actuel du monde.

Je sais ce que diraient les bouddhistes : tout irait bien si les gens consentaient à suivre l’octuple voie du Dharma (loi) et à apprendre à connaître véritablement le Soi. Les chrétiens nous disent que si les gens croyaient en Dieu, le monde serait meilleur. Le rationaliste déclare que si les gens étaient intelligents et raisonnables, tous les problèmes seraient solubles. L’ennui est qu’aucun rationaliste ne s’arrange jamais pour résoudre ses problèmes lui-même. Les chrétiens demandent souvent pourquoi Dieu ne leur parle plus, comme on croit qu’il a fait dans le passé. Quand on me pose cette question, je pense toujours à ce rabbin auquel on demandait pourquoi, alors que Dieu était si fréquemment apparu aux hommes d’autrefois, personne ne le voyait plus aujourd’hui. Le rabbin répondit : « Aujourd’hui, il n’y a plus personne qui soit capable de se courber assez bas. »

La réponse est pertinente. Nous sommes si fascinés, si absorbés, par notre conscience subjective, que nous avons oublié ce fait, de notoriété millénaire, que Dieu parle surtout dans les rêves et les visions. Le bouddhiste rejette les fantasmes produits par l’inconscient comme d’inutiles illusions. Le chrétien met l’Eglise et sa Bible entre lui et son inconscient. Le rationaliste ne sait pas encore que la conscience n’est pas toujours la psyché. Cette ignorance persiste bien que l’inconscient soit depuis plus de soixante-dix ans un concept scientifique indispensable à toute investigation scientifique sérieuse.

Nous ne pouvons plus nous permettre de jouer au Dieu-Tout-Puissant qui s’érige en juge des avantages et des inconvénients des phénomènes naturels. Nous ne fondons pas notre botanique sur une classification démodée en espèces utiles et nuisibles, ni notre zoologie sur une distinction naïve entre animaux dangereux et inoffensifs. Mais nous pensons encore avec complaisance que notre conscience est la raison, et que notre inconscient est la déraison. Dans toute autre science, un tel critère soulèverait des rires qui le chasseraient de la scène. Les microbes, par exemple, relèvent-ils de la raison ou de la déraison ? De quelque nature que soit l’inconscient, c’est un phénomène naturel, qui engendre des symboles dont l’expérience révèle qu’ils ont un sens. Nous ne pouvons pas nous attendre que quelqu’un qui n’a jamais regardé dans un microscope parle avec compétence des microbes.

De même, quelqu’un qui ne s’est pas penché sérieusement sur l’étude des symboles naturels ne peut pas être considéré comme un juge compétent en la matière. Mais on sous-estime si généralement l’âme humaine, que ni les grandes religions, ni les philosophes, ni le rationalisme scientifique n’ont daigné approfondir son étude. En dépit du fait que l’Eglise catholique admette les somnia a deo missa (les songes envoyés par Dieu) la plupart de ses penseurs ne font aucun effort sérieux pour comprendre les rêves. Je doute qu’il y ait un traité ou une doctrine dans lesquels un protestant se soit abaissé jusqu’à admettre que la vox Dei pût être perçue dans un rêve. Pourtant si un théologien croit vraiment en Dieu, à quel titre peut-il affirmer que Dieu est incapable de s’exprimer par le truchement des rêves ?

J’ai passé plus d’un demi-siècle à étudier les symboles naturels, et je suis arrivé à la conclusion que les rêves et leurs symboles ne sont ni stupides, ni dénués de sens. Au contraire, les rêves nous procurent les connaissances les plus intéressantes, si l’on se donne la peine de comprendre leurs symboles. Les résultats de telles recherches, il est vrai, ont peu de rapports avec les problèmes de ce monde : la vente et l’achat. Mais le sens de la vie n’est pas épuisé par notre activité économique, ni le désir profond du cœur humain par la possession d’un compte en banque.

Dans une période de l’histoire humaine où toute l’énergie disponible est consacrée à l’étude de la nature, on ne fait guère attention à l’essence de l’homme, c’est-à-dire à sa psyché. Sans doute beaucoup de recherches sont consacrées aux fonctions conscientes de l’esprit, mais les régions réellement complexes et peu familières de la psyché où germent les symboles demeurent encore pratiquement inexplorées. Il semble presque incroyable qu’avec les signaux qui nous en parviennent toutes les nuits, le déchiffrement de ces messages paraisse si ennuyeux que presque personne ne veuille s’en occuper. Le plus grand instrument de l’homme, sa psyché, jouit de peu de considération, et est souvent ouvertement traitée avec méfiance ou mépris : « ce n’est que psychologique » signifie trop souvent : « ce n’est rien ».

D’où est venu ce préjugé considérable ? Nous avons manifestement été si occupés de ce que nous pensons que nous oublions complètement de nous demander ce que notre psyché inconsciente pense de nous. Les idées de Sigmund Freud ont confirmé la plupart des gens dans le mépris que leur inspire la psyché inconsciente. Avant lui, son existence était ignorée, ou négligée. Désormais, elle est ne s’accorde même pas avec les faits connus. Notre connaissance actuelle de l’inconscient montre qu’il est un phénomène naturel et que, comme la Nature elle-même, il est au moins neutre. Il contient tous les aspects de la nature humaine, la lumière et l’ombre, la beauté et la laideur, le bien et le mal, la profondeur et la sottise. L’étude du symbolisme individuel aussi bien que du symbolisme collectif, est une énorme tâche, et on ne l’a pas encore pleinement dominée. Mais l’on a enfin commencé. Les premiers résultats sont encourageants, et ils semblent annoncer une réponse— attendue jusqu’ici — à bien des problèmes qui se posent à l’humanité aujourd’hui.”

Updated/maj. 16-01-2022

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