Joan Baez : interview Telerama

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[Publié le 13/8/2018, lendemain du concert à Jazz in Marciac]

On l’aime pour sa voix, sublime, et pour les combats qu’elle a su incarner. A 77 ans, la pasionaria américaine s’est lancée dans une dernière tournée mondiale, qui s’avère triomphale. Entretien.

Elle le jure : son actuelle tournée sera sa dernière. Après soixante ans de carrière. Celle qu’on surnomme « la reine du folk » veut désormais se consacrer à la peinture, son autre passion, estimant que sa voix, si longtemps éclatante, ne lui permet plus de se lancer dans ces longues séries de concerts à travers le monde. Sauf que le public est là, partout, et que la tournée ne cesse d’être prolongée. En France, Joan Baez a déjà enchaîné dix Olympia (!), si vite remplis que cinq autres sont prévus pour février – quasi complets, eux aussi. Quant à son dernier album, il réalise des ventes qu’elle n’avait plus connues depuis quarante ans. C’est qu’on ne quitte pas si aisément une artiste à ce point emblématique, qui aura toujours conjugué les grandes luttes pacifistes à la musique – la sienne, et surtout celle des autres, pour qui elle aura été un formidable porte-voix. Que retenir de son parcours ? Qu’elle fit connaître un débutant nommé Bob Dylan en l’invitant sur scène à ses côtés, tout en vivant avec lui des amours compliquées ? Qu’elle fut une proche de Martin Luther King ? Que son Here’s to you est devenu l’un des hymnes mondiaux de la musique populaire ? Que son engagement la conduisit auprès des victimes des bombardements américains à Hanoï en 1972, mais aussi des boat people fuyant la dictature communiste en 1979 ? Une chose est sûre : rencontrer Joan Baez sort forcément de l’ordinaire. Comme si, soudain, on faisait face à une part de notre histoire — la plus noble. Ce qu’elle-même semble à peine réaliser. Entre deux concerts, au milieu de la belle campagne de Californie, elle nous a reçue dans sa maison, aussi simple qu’elle.

Vous attendiez-vous à un tel engouement du public ?

Les ultimes tournées sont toujours particulières. Ceux qui me suivent depuis longtemps sont touchés, ramenés à leur propre histoire, tandis que d’autres, qui ne seraient pas venus, se disent : « Mince, c’est la dernière occasion de la voir avant qu’elle soit dans une chaise roulante ! » Mais je ne m’attendais pas à une émotion si forte. Des spectateurs se mettent à pleurer.

C’est que vous incarnez plus qu’une chanteuse : un repère, dans un monde qui en manque…

Sans doute. Quand les gens viennent me parler, ils ne me disent pas « J’aime votre voix » mais « J’aime votre voix, et ce que vous représentez, les actions que vous avez menées ». J’ai construit ma vie ainsi : en chantant, mais aussi en militant pour la non-violence et les droits humains. Et c’est en portant les deux chapeaux à la fois que je suis le plus heureuse. Ce fut si fort pour moi de chanter à Sarajevo pendant la guerre, en Tchécoslovaquie pendant la révolution de velours, dans le sud des Etats-Unis pendant la ségrégation, en Amérique latine sous les dictatures… Quand je suis retournée en Argentine, la grand-mère de l’un des « disparus », assise au premier rang, a essayé de m’atteindre pour me donner son foulard [symbole des victimes du régime militaire, ndlr]. J’étais si retournée que j’ai dû quitter la scène.

“Le langage de Mitterrand volait si haut au-dessus de ma tête que je ne comprenais pas un mot !”

Votre relation avec la France n’est pas basée sur de tels drames…

Heureusement ! La France et l’Italie m’ont toujours séduite, mais c’est en France que j’ai le plus d’amis. J’ai passé beaucoup de temps en Normandie, j’ai appris votre langue. J’ai même rencontré François Mitterrand, que j’ai trouvé drôle. Enfin… « drôle » n’est pas vraiment le mot. Disons plutôt « vivant ».

C’était en 1983, pour un grand concert gratuit place de la Concorde ?

Oui. J’avais tenté de le monter l’année précédente, mais la police avait refusé. Sans explication. En 1983, j’ai réessayé : c’était toujours « non, non et non ». Quelqu’un a fini par me suggérer de demander à Mme Mitterrand. J’ai trouvé son téléphone, je lui ai laissé un message. Et alors que j’étais chez mes amis de Normandie, sans plus rien espérer, le téléphone a sonné et l’un des enfants de la maison a décroché : « Joan, le président veut te parler ! — Le président de quoi ? — Le président de la France ! » J’ai pris le combiné… Le langage de Mitterrand volait si haut au-dessus de ma tête que je ne comprenais pas un mot ! J’ai quand même fini par saisir « no problem »… mais sans savoir si c’était pour maintenant ou pour plus tard. Je suis rentrée à Paris en pleine incertitude. Puis il m’a invitée à prendre une tasse de thé devant les caméras. Cela a duré cinq minutes : nous avons annoncé le concert, et il y a eu cent mille personnes. La soirée était placée sous le signe de la non-violence.

Et elle avait lieu le lendemain du défilé militaire du 14 Juillet. C’était gonflé !

Le lendemain ? Ah ah, je ne me souvenais plus ! Il devait y avoir une certaine résonance politique alors… Comme toujours !

“Si beaucoup de jeunes se définissent contre leur famille, ce ne fut pas mon cas.”

Vos convictions se sont forgées très tôt.

Elles reposent sur des fondations anciennes et solides – si beaucoup de jeunes se définissent contre leur famille, ce ne fut pas mon cas. Enfant, j’entendais les discussions de mes parents à la maison. Ma mère était une femme austère et courageuse. Mon père, un physicien de haut niveau, qui avait refusé de participer aux recherches sur la bombe A pour devenir professeur pour l’Unesco. Tous deux s’étaient convertis au quakerisme, une religion qui refuse toute forme de violence. Lorsque j’ai eu 10 ans, nous sommes partis vivre un an en Irak, et j’y ai découvert ce que personne de mon entourage n’avait vu : une pauvreté terrible, forcément marquante pour une enfant sensible. Je me souviens que ma mère, soucieuse de l’apparence de mon père, lui avait acheté un bel imperméable ; un jour, il est parti faire un tour dans Bagdad et il est revenu sans. « Où est ton imper ? » a-t-elle demandé. « Oh, je l’ai donné à un mendiant. »

Mais elle aussi était dans l’empathie. Elle est même allée en prison avec vous…

Deux fois ! Au moment des campagnes contre la conscription pour le Vietnam. Les autres détenues, des Noires surtout, l’adoraient, elles l’appelaient « Mama ». Mais elles ne pouvaient pas comprendre pourquoi un groupe de femmes blanches (dont faisait aussi partie ma sœur Mimi) s’était fait volontairement arrêter alors qu’elles passaient leur vie à essayer d’éviter la prison ! Nous leur avons expliqué et, petit à petit, elles ont réalisé que leurs cousins, leurs frères, leurs oncles pouvaient se retrouver au Vietnam. Quand on nous a relâchées, elles sont venues nous voir avec un tas de lettres dont elles savaient qu’elles seraient censurées, et ma mère les a sorties en les cachant sous ses vêtements.

Le fait que votre père ait été mexicain, et qu’enfant, votre peau était très brune, contrairement à vos sœurs, a-t-il pesé sur votre personnalité ?

Sans doute. Au retour d’Irak, on m’a mise d’office dans une classe de faible niveau, à cause de mon nom. J’avais du mal à trouver ma place, entre des Blancs nantis qui m’ignoraient, et des Mexicains pauvres qui ne m’aimaient pas non plus, parce que je ne parlais pas espagnol. J’étais paumée, isolée. Jusqu’à ce qu’un ami de mon père m’offre un ukulélé, et que je me mette à jouer pendant la pause du déjeuner. Je faisais des morceaux de rhythm and blues que j’entendais à la radio, et qui tenaient sur quatre accords. Peu à peu, une connexion a commencé à se faire avec les autres enfants : je n’étais pas leur amie, mais je devenais intéressante.

Vous étiez donc une enfant tourmentée ?

Qui est devenue une adulte elle aussi très tourmentée ! Personne ne pouvait le soupçonner : on me voyait défiler dans la rue, monter sur scène tranquille… alors que j’étais en proie à des angoisses terribles depuis toujours. Elles pouvaient me terrasser, me paralyser, me rendre physiquement malade. Il a fallu que j’atteigne mes 50 ans pour que j’aie le courage de les affronter, et d’essayer de comprendre ce qui se passait à l’intérieur de moi. Je suis allée voir un psychothérapeute, avec qui j’ai beaucoup parlé, mais aussi dansé, dessiné, peint, chanté. J’ai pratiqué l’hypnose. Et j’ai compris que ma famille m’avait transmis autant de forces que de faiblesses. Ce fut une démarche longue et profonde.

“J’ai fait tout mon possible pour éviter le succès commercial : quand j’arrivais sur un plateau de télé bien décoré, j’exigeais que tout soit retiré.”

Devenir artiste n’est jamais anodin. Comment l’avez-vous décidé ?

Je n’ai rien décidé. En 1958, comme les études ne me passionnaient pas, j’ai décroché un petit job dans une boîte de Cambridge, le Club 47 : je chantais une fois, puis deux fois par semaine, contre 15 dollars la soirée, et cela me ravissait. J’avais découvert Pete Seeger, le père de la musique folk, une espèce d’idéal pour moi : il menait une vie simple, en pleine cohérence avec ce qu’il chantait. Le reporter d’un grand magazine – Newsweek je crois – était venu le voir chez lui, alors qu’il était en train de réparer le toit de sa maison. « Je descendrai quand j’aurai fini », lui avait-il lancé. Formidable ! Je n’envisageais pas du tout d’entrer dans l’industrie musicale. Mais l’année suivante, le premier festival folk de Newport m’a invitée et là, en deux chansons, tout a explosé. J’avais 18 ans. Cela m’a déstabilisée. J’ai fait tout mon possible pour éviter le succès commercial : quand j’arrivais sur un plateau de télé bien décoré, j’exigeais que tout soit retiré. Je voulais un fond noir, un micro, ma guitare, rien d’autre.

Vous n’avez jamais joué la carte de la séduction.

Il y a quelque temps, j’ai revu un film tourné au Club 47, qui était ce qu’on appelle un coffee shop, un endroit où normalement vous pouvez bouquiner ou jouer aux échecs tout en écoutant le chanteur… Pas avec moi ! Sur ces images, on voit un type qui bouge un peu sa main, et mes yeux qui se posent sur lui, sévères. Du coup, il s’immobilise ! C’est fou l’attention que je réclamais. Je pouvais même cesser de chanter quand j’en repérais un en train de sortir un livre.

“Aujourd’hui, je n’ai pas de modestie par rapport à ma voix. J’ai conscience de posséder un trésor, et c’est pour cela que j’arrête les tournées.”
Joan Baez, en 1962.

Vous deviez avoir conscience du pouvoir de votre voix…

Mais pas du tout ! Pendant des années, j’ai fait un déni face à la responsabilité qu’elle impliquait. Entre mes 25 et mes 30 ans, je me rappelle avoir affirmé à mes sœurs et ma mère que n’importe qui pouvait chanter comme moi, s’il s’en donnait la peine. J’entends encore leurs rires : « Oh non, chérie, tu as tort… » Aujourd’hui, je n’ai pas de modestie par rapport à cette voix. J’ai conscience de posséder un trésor, et c’est pour cela que j’arrête les tournées. Il devient pour moi de plus en plus épuisant d’entretenir mes cordes vocales, qui ont commencé à se détériorer. Si je devais travailler ma voix, je ne pourrais plus m’impliquer dans quoi que ce soit d’autre – notamment la peinture, qui est devenue centrale. Et puis je ne suis pas comme Aznavour, je n’ai pas l’ambition de mourir sur scène !

In fine, vous aurez surtout chanté les autres.

J’ai commencé par des airs traditionnels du folk, puis des morceaux de Dylan, Donovan… Plein de gens. J’ai aussi très vite intégré quelques chansons françaises. C’est simple : sans le talent des autres, je n’aurais pas eu de carrière. D’ailleurs, quand le public me demande mes tubes, je lui réponds que je n’en ai pas – à part « Nicola Barte », comme disent les Français. Alors je joue ceux des autres, Imagine, Gracias a la vida…

Vous êtes pourtant l’auteur de l’une des plus belles chansons de votre répertoire, Diamonds and rust (« Des diamants et de la rouille »), qui évoque votre relation douloureuse avec Dylan.

De toutes celles que j’ai écrites et composées, c’est la seule qui sorte vraiment du lot. Quoi qu’il en soit, je n’écris plus depuis vingt-cinq ans et ce n’est pas grave, puisque d’autres le font très bien. J’aime les chansons de mon dernier album. La plus puissante, The president sang Amazing grace, raconte comment Obama s’était mis à chanter cette prière dans une église de Charleston, après une énième fusillade. J’ai découvert ce titre à la radio, alors que je conduisais. J’ai dû me garer tellement il m’a saisie. La femme qui l’a écrit, Zoe Mulford, m’a raconté qu’au moment de l’élection de Trump, elle s’est allongée sur son lit, désespérée, et la chanson lui est venue. Voilà au moins un cadeau qu’il nous aura fait !

“Je n’ai jamais pensé qu’en chantant toutes les portes s’ouvriraient. Reste que parfois les chansons aident à vivre.”

Cet album contient plusieurs textes sombres…

Another world, par exemple, d’Antony and the Johnsons. C’est une chanson pessimiste sur l’avenir du monde, parce que réaliste. Comme moi.

Vous êtes pessimiste ? Mais alors, toutes les fois où vous avez chanté We shall overcome (« Nous triompherons »), vous n’y croyiez pas ?

Je n’ai jamais pensé qu’en chantant We shall overcome, toutes les portes s’ouvriraient. Reste que parfois les chansons aident à vivre. Quand j’ai chanté à Sarajevo, en guerre, je vous jure que cela signifiait beaucoup pour les gens. Pour faire le pas suivant. Une expression dit : « Ce que nous devons, c’est essayer, et peu importe le reste. » Je trouve cela juste et beau. En 1966, Martin Luther King m’avait demandé d’aller dans le Mississippi, pour accompagner des enfants noirs sur le chemin de l’école qui, la veille, s’étaient fait caillasser par des Blancs. King savait que si j’étais là, les caméras y seraient aussi, et que personne n’oserait jeter des pierres. Il avait raison. Pour autant, nous n’avons pas réussi à atteindre l’école : un policier, droit comme un mur de briques, nous a barré la route. Cela n’enlève rien au fait qu’il fallait y être.

Deux ans plus tard, Martin Luther King était tué. Vous n’avez jamais craint pour votre vie ?

Je ne me suis jamais considérée à ce point importante ! Mais parfois, oui, j’ai eu peur. En Irlande, après un attentat à la bombe. Et surtout à Hanoï, en décembre 1972. J’étais partie avec un groupe pour la paix et nous nous sommes retrouvés pendant onze jours sous des bombardements énormes. J’étais terrifiée. Dans ces moments-là, vous êtes juste très centré sur vous-même, en espérant vous en sortir. Ce n’est pas très joli.

“La non-violence est souvent difficile à comprendre, et plus encore à mettre en place.”

Certains ont interprété cette visite comme un soutien au gouvernement nord-vietnamien.

Que dire ? A l’école déjà, quand je trouvais ridicule de saluer le drapeau, on me traitait de communiste. Je ne l’ai jamais été. Je suis pacifiste. Mais les gens préfèrent les étiquettes qui les rassurent. Un jour, l’un de mes concerts à Miami avait été annulé sans raison. Je suis allée frapper à toutes les portes de la mairie pour savoir pourquoi, et j’ai finalement compris, lorsque quelqu’un a bien voulu me montrer mon dossier du FBI : énorme ! D’ailleurs, soyons honnêtes, j’étais très flattée qu’il soit si épais ! Et encore, toutes mes actions pacifistes n’y étaient pas notées… En tout cas, nous avons pu faire rétablir le concert et le public, d’abord éloigné de la scène, a réussi à se rapprocher. J’ai dédié une chanson au shérif, et tout s’est bien passé. Mais une autre fois, en 1974, lors d’une soirée à Buenos Aires, j’ai dit qu’il n’y avait pas de différence entre les coups de matraque de gauche et ceux de droite… Et là, les gens se sont mis à me huer. Très virulents. Mercedes Sosa, la grande chanteuse argentine qui suivait le concert depuis les coulisses, s’est précipitée sur scène en criant : « Basta ! Basta ! » Elle a prononcé quelques mots sur moi, puis a fait entonner au public No nos moverán, un chant de résistance. Elle m’a sauvé la vie ! La non-violence est souvent difficile à comprendre, et plus encore à mettre en place. Pour ma part, j’ai eu la chance de rencontrer à 16 ans Ira Sandperl, un militant pacifiste qui a su répondre aux questions que je me posais encore. Ensemble, nous avons donné des conférences puis monté un institut [The Institute for the Study of Non-Violence, ouvert en 1965 près de Carmel en Californie, ndlr], où les gens pouvaient échanger, dire leurs doutes. La non-violence est un chemin. En Inde, elle a prouvé qu’elle fonctionnait. Nous ne sommes pas en Inde.

Le monde d’aujourd’hui vous semble-t-il meilleur ou pire que celui d’hier ?

Pire. Une génération de dirigeants a vu le jour, dépourvue d’empathie. Je viens de lire les épreuves de Trump on the couch (« Trump sur le divan »), signé par un psychanalyste qui avait déjà écrit un livre sur Bush. Eh bien, autant j’avais ressenti de la compassion pour Bush et ses douleurs d’enfant (la mort de sa petite sœur adorée, que personne ne lui avait expliquée), autant le livre sur Trump m’a convaincue qu’il ne faut s’attendre à aucun changement de sa part. Des think tanks très conservateurs, très malins, et qui planifient le monde depuis quarante ans, ont trouvé en lui la marionnette parfaite. Avec leurs médias et leurs mensonges, ils continuent de gagner du terrain.

“J’ai voulu transformer Dylan en activiste, et c’était stupide.”

L’engagement politique aura été l’un des grands écueils de votre relation avec Bob Dylan…

J’ai voulu le transformer en activiste, et c’était stupide. Ce n’est pas son tempérament. Il nous donne les meilleures chansons possible, c’est déjà énorme ! Elles restent mes préférées, joyeuses et puissantes à la fois. Bob a une façon d’écrire unique. Au printemps, lors de la grande manifestation des étudiants contre les armes à feu, un chanteur pop a encore repris The times they are a-changin’.

Vous n’en avez pas marre qu’on vous parle de lui ?

Non. On m’a demandé de peindre son portrait, ce que j’ai accepté, et du coup j’ai réécouté sa musique : j’ai été prise d’une émotion si forte que j’ai soudain compris que tous les sentiments négatifs que j’avais pu éprouver, le ressentiment, la colère, avaient disparu. Aujourd’hui, je suis juste heureuse d’avoir été aux mêmes moments, aux mêmes endroits que lui. D’avoir chanté avec lui, d’avoir porté ses chansons. Mon chagrin a disparu.

“Maintenant que mon père, ma mère, mes deux sœurs sont morts, je vais me confronter à tout ce passé.”

Il semble émaner de vous une profonde sérénité.

Je vis au calme, dans la même maison depuis près de cinquante ans. Je fais de la méditation, quelques exercices physiques pour me maintenir en forme. Je peins. Une jeune famille habite la maison d’à côté. Ce sont mes gardiens, les meilleurs que j’ai jamais eus. J’aime entendre leurs enfants jouer tout près. Et en effet je me sens sereine. A la fin de mon analyse, mon thérapeute m’a dit : « Maintenant, il va falloir vous trouver un boy friend. » Ah non ! Après des années de tourmente, je me sentais enfin tranquille, entière, réconciliée avec moi-même. Je n’avais aucune envie de mettre quelqu’un d’autre dans le tableau ! C’est toujours le cas.

Savez-vous ce que vous ferez à la fin de votre tournée ?

Je serai sans doute dans un état terrible, mais une chose est sûre : j’irai dans mon atelier et je peindrai. Je compte exposer. Je travaillerai aussi sur un documentaire très personnel, en ouvrant des archives que je n’ai jamais regardées – y compris des lettres d’amour en espagnol de mes grands-parents paternels. Maintenant que mon père, ma mère, mes deux sœurs sont morts, je vais me confronter à tout ce passé ; une autre forme de thérapie. Est-ce que je chanterai de temps en temps ? Si ma voix me le permet, peut-être. Mais, définitivement, il n’y aura plus de tournée. Plus de kilomètres avalés dans un bus, avec mon équipe. En juin dernier, j’ai commencé à le réaliser et je me suis mise à pleurer. En fait… je me suis effondrée. Cela m’arrivera encore. Tant mieux, il ne faut pas enterrer ce genre de sentiment. Je suis triste. Personne n’est à ma place pour savoir à quel point. Mais c’est ainsi. J’ai eu la chance de faire partie d’une incroyable génération qui a vu émerger Dylan, Leonard Cohen, Joni Mitchell, les Stones, les Beatles… Nous sommes encore quelques-uns debout. Les dernières feuilles de l’arbre. Il faut juste accepter qu’un jour cette histoire-là se referme.


JOAN BAEZ EN SEPT DATES
1941 
Naissance le 9 janvier à New York.
1960 Premier album.
1969 Chante à Woodstock.
1973 Where are you now, my son ?, fresque sonore où se font entendre les bombardements qu’elle a enregistrés à Hanoï.
2015 Ambassadrice de la conscience, plus haute distinction d’Amnesty International.
2017 Intègre le Rock and Roll Hall of Fame.
2018 Whistle down the wind, premier album depuis dix ans, se hisse dans le top 20 des ventes aux Etats-Unis. Début de l’ultime tournée.

Updated/maj. 25-08-2020

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