Dégringolade

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Europe 1, naufrage en eaux troubles

Dans une tribune au « Monde »,  Pierre-Louis Basse, écrivain et ancien journaliste de la station, (et j’ajoute mon ancien collègue il y a longtemps à Sud Radio, rue Caraman à Toulouse) observe, entre tristesse et colère, la lente dégringolade de cette radio qui fut une « belle architecture », mais où ce qui était débat devient aujourd’hui « outil sordide de propagande ». Publié dans le Monde du 25/5/2021

Le naufrage impressionne, car c’est un paquebot qui prend l’eau. Encore faut-il remonter aux sources de l’avarie. Europe 1 est née dans le récit, la mémoire, la liberté de ton, l’histoire en direct – guerre d’Algérie, Mai 68, révolutions, société et jeunesse – « Salut les copains », Johnny et sa bande, sport, culture et impertinence. Ajoutez les voix, sans lesquelles une radio fiche par-dessus bord cette dose indispensable d’imaginaire et de cœur. De Filipacchi à Gildas et Paoli père et fils, d’Arnaud à Choisel et Saccomano, de Desjeunes, Lescure et Sinclair à Elkabbach, de Rabilloud, Tronchot et Carreyrou à Nay et Mougeotte. De Coluche à Souchier. De Guillaume Durand à Yves Bigot. De Patrick Cohen à Pascale Clark, Taddeï et Vandel. Des voix qui créent l’image, et pas l’inverse.

Pour mériter le podium des radios périphériques, il faut avoir la décence de respecter sa propre histoire. L’élégance de jouer contre ses propres idées quand il est question d’information et de programme. La trahison fut donc totale.

Stratégie du « small talk »

Dès la fin des années 1980, Europe 1 ne veut ni voir ni entendre les nouvelles habitudes d’écoute : l’image qui dévore ; les flux d’information qui ruinent toute hiérarchie, repoussent les interdits, engendrent fantasmes et réécriture de l’histoire. Flux qui imposent en contrepoids dignité et culture, lenteur du savoir, plus que jamais indispensables.

En 1996, au moment où le nouveau gérant de la rue François-Ier [Jérôme Bellay, nommé directeur général de l’antenne] met la culture hors champ, abrase de manière scandaleuse les voix historiques de la station et légitime la stratégie du « small talk » – plus c’est court, plus c’est bon –, RTL crée avec discrétion, intelligence, un rendez-vous matinal entièrement consacré à la culture : « Laissez-vous tenter ». Bingo.

Une radio confinée

Le pli est pris. Malgré les envolées lyriques de d’Eugène Saccomano, la droitisation naturelle de la station, et le seul Yves Calvi qui manie fausse ignorance et découverte pour le plus grand nombre, Europe 1 n’est plus qu’une radio confinée, obsédée par le confort de ses fossoyeurs, lesquels n’ont cure de la rédaction et de ses talents.

Règle intangible : le paquebot plonge toujours plus vite qu’un hors-bord.

Hors les passages éclair, lumineux, dans la nuit qui venait, de Denis Jeambar et d’Alexandre Bompard [respectivement directeur général de l’antenne en 1995-1996 et président de la station de 2008 à 2010], convaincus qu’Europe 1 ne pouvait vivre qu’en assumant son histoire, ses débats et sa culture, ce fut la course pathétique à l’échalote, derrière les nouvelles niches radiophoniques.

Trop tard… Les places du bruit et de la fureur étaient déjà prises. La « valse des pantins » pouvait commencer. Alain Weill avait transformé RMC – la radio confidentielle du soleil – en usine à aboiements, conscient que le buzz des « Grandes Gueules » ou les saillies de comptoir du matin coïncidaient avec le nouveau climat démocratique national. Radio France – France Inter, France Culture – pourrait être beau joueur, et sabler à distance un champagne tombé du ciel.

Je veux bien saluer le génie radiophonique d’une Rebecca Manzoni, ou la sublime « Fabrique de l’histoire », de Jean Lebrun, mais tout de même : j’ose espérer que les directeurs de Radio France ont bien conscience que la stratégie d’Europe 1 leur a tranquillement infusé quelques auditeurs, n’est-ce pas ?

Des cris et du fiel

Imparable : la victoire de la grande distraction radiophonique, du buzz à tous les étages, des cris et du fiel – le racisme pourtant condamné qui pavane – ouvre miraculeusement une dernière fenêtre au paquebot : vue sur mer en eaux troubles. La perspective donne des haut-le-cœur aux confrères, comme aux auditeurs, qui n’osent y croire. Accélération de l’histoire à tous les étages de la société française. De nouveau, les « minables pétaradants » bombent le torse. Classique : la haine n’est jamais aussi à l’aise que dans une époque qui doute.

Question : pour que le paquebot retrouve la surface, peut-on imaginer l’arrivée prochaine d’un petit théâtre extrémiste, aux ordres d’un Bolloré [premier actionnaire du groupe Lagardère] dont la stratégie est on ne peut plus claire ? C’est chagrin d’imaginer la belle architecture bâtie par Jean-Luc Lagardère plongeant dans ces eaux fangeuses. Hélas, la fenêtre est ouverte ; les rideaux de la honte déjà tirés. « Avez-vous seulement réalisé que vos salaires tombent, déjà, grâce à M. Bolloré ? », glisse avec classe l’un des affidés du milliardaire traditionaliste.

« C’est une telle outrance, truffée de contre-vérités, qui menace l’existence du paquebot, écaillé par les abandons multiples de ses capitaines »

Le premier poisson-pilote de la propagande nationaliste a donc posé ses valises depuis quelques mois à Europe 1. Louis de Raguenel, ancien de Valeurs actuelles, nouveau missel de la France rance. Numéro deux du service politique, il commente en expert les pétitions de quelques militaires [deux tribunes publiées par Valeurs actuelles les 21 avril et 9 mai], agacés par tant de démocratie.

Quant à la nouvelle insoumise du paysage audiovisuel public, Sonia Mabrouk, elle n’est pas en reste : consensuelle, à sa façon. Eric Ciotti, Patrick Buisson, Thierry de Montbrial, Thierry Mariani, Philippe de Villiers, Michel Onfray… Somptueuse guirlande sur dix jours de radio.

Liberté radiophonique, j’écris ton nom…

Ce qui était débat devient outil sordide de propagande. Tactique éculée des soldats médiatiques de l’extrême droite depuis toujours : se prétendre victimes, quand ils sont partout. La ritournelle du combat contre le « politiquement correct » ferait rire, s’il n’y avait, derrière, le projet de nous sortir de la démocratie.

Courage aux moussaillons toujours présents

Antonio Gramsci (1891-1937), théoricien hors pair de la conquête du pouvoir, n’aurait pas fait mieux : les fondateurs du Front national de Jean-Marie Le Pen n’avaient-ils pas prévenu dès le début des années 1970 qu’il était temps, désormais, de ranger les barres de fer, afin d’offrir un visage rassurant, aux télés, radios et journaux ?

L’histoire bégaie.

On comprend que mes confrères d’Europe 1 soient « effrayés » par ce qui se trame en coulisse. On comprend la saillie courageuse de la journaliste Pascale Clark sur France 2, le 8 mai, résumant d’un mot, « péril », l’arrivée éventuelle, mais déjà programmée, des Lacombe Lucien de bac à sable. L’historien Laurent Joly a raison de nous mettre en garde face « au flux continu de talk-shows animés, où il faut afficher les positions les plus outrancières pour être audible » (L’Etat contre les juifs, Grasset, 2018). Dans les rues de Paris, Eric Zemmour, au côté de l’inénarrable de Villiers, peut sourire. C’est une telle outrance, truffée de contre-vérités, d’appels à l’incendie, qui menace l’existence du paquebot, écaillé par les abandons multiples de ses capitaines.

Nous ne souhaitons pas bonne chance à ce genre d’équipage si, par malheur, il devait investir le pont somptueux d’Europe 1 et clouter le cercueil du gisant. Bimbeloterie du repli et de la haine ; celle-ci nous inquiète autant qu’elle nous amuse. Hélas, comme l’écrit Vladimir Jankélévitch dans L’Imprescriptible [recueil de deux textes publié chez Seuil en 1996], « l’évidence de la honte n’est pas encore évidente pour tout le monde ». Mais nous souhaitons courage aux moussaillons toujours présents dans la tempête. Ainsi qu’aux quelques voix qui font encore battre notre cœur de fidèle auditeur.

Pierre-Louis Basse est écrivain, ancien journaliste à Europe 1 (1986-2011) et ancien conseiller de François Hollande (2014-2017). Dernier livre paru : « Rien n’est perdu » (Cherche Midi, 2020).

Updated/maj. 21-11-2021

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